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Lettre de Joseph d’Arimathée à son ami Nathan, rabbin de Séphoris en Galilée

Le 14 Nissan 3783

Bien cher rabbi Nathan,

j’espère que cette lettre te trouvera en bonne santé, toi et toute ta famille, et que Dieu continue de bénir ton ministère auprès de nos frères Juifs de Palestine et du monde grec. Je t’imagine en Galilée dans cette synagogue de Sephoris au sol couvert de mosaïques magnifiques. Je me souviens de cette corbeille de fruits à côté du grand chandelier à sept branches.

Il y a bien longtemps que nous nous sommes parlé, occupés que nous sommes par les défis de ce ministère auquel nous avons été appelés. Commenter la Torah, conseiller les familles, assister aux actes de ventes, jouer les médiateurs dans des conflits qui prennent souvent naissance dans l’accumulation de frustrations, rappeler les divers commandements - te souviens-tu quand Rabbi Simlaï nous obligeait à apprendre par coeur les 613 articles de la loi juive ?

Quel plaisir avions-nous à jongler avec les mots, avec les lettres, avec les chiffres ! Tout était sujet à discussion, à interprétation. C’était à celui qui pouvait argumenter le plus longtemps que revenaient les honneurs. Les filles nous regardaient avec étonnement et parfois un brin d’admiration. C’est à l’une de ces occasions que tu as rencontrés Myriam, et que j’ai été séduit par le regard de Léa.

La vie nous a séparés. Tu es resté sur les collines de Galilée au service de la communauté, et moi j’ai été pris par l’enseignement rabbinique, et finalement choisi pour être membre du Sanhédrin, ce fameux Conseil supérieur que j’avais ni choisi, ni envié. Mais ne dit-on pas qu’on ne choisit pas toujours sa route ? J’y suis depuis plus de 20 ans, et il me semble que j’y suis entré hier. 

Mais à vrai dire, et c’est le sujet de ma lettre, depuis une année je vis dans un trouble permanent. 

Tu as certainement entendu parler des événements. Pilate a fait exécuter un certain Jésus, dont la famille est établie à Nazareth de Galilée. Il avait consulté notre conclave et notre décision a été difficile à prendre. Ce n’était pas d’abord à cause de ces agitations autour de ce prophète - nous en avons toujours connues, non, mais plutôt à cause des questions théologiques que ce Jésus posait. Tu sais combien, nous les rabbins, sommes chatouilleux sur certaines questions. Ce Jésus a eu le culot de parler de tout, de la Loi, du Royaume de Dieu, qu’il appelait Père, du salut, de la gloire de Dieu, et il a opéré quelques miracles - ce qui n’est pas un mal en soi, mais tu conviendras que les faire pendant le sabbat, c’est de la pure provocation. Les choses se sont sérieusement gâtées lorsqu’il a affirmé être le Messie, le Fils de Dieu. 

Tu imagines les vagues, les murmures, les sensibilités écorchées, les dogmes religieux contestés. L’affirmation est grave et on ne pouvait pas laisser passer la chose. La décision fut rapide, même si je ne me reconnaissais ni dans la manière dont les choses ont été conduites, ni dans le fait de tuer un homme pour ses idées. S’il fallait éliminer tous les illuminés, nos jardins seraient remplis de tombes.

La suite tu la connais : le Conseil supérieur a décidé de demander à Pilate la mort de Jésus. La fête de la Pâque approchait, on ne pouvait guère attendre parce qu’il est impossible qu’un cadavre reste sur le bois durant Pessah. La foule préférait voir Jésus crucifié rapidement et Barabbas relâché. 

Ce que tu ne sais pas encore, c’est que ma fille Esther qui avait suivi les événements est venue me supplier de déposer le corps de Jésus dans un tombeau. J’ai argumenté en lui disant que c’était la responsabilité de ses disciples. Mais Esther est têtue, comme sa mère. Et elle parle sans mettre des gants. Nous devrons, selon elle, rendre compte de notre décision, mais nous ne pouvions pas laisser ce Jésus sur sa croix durant la fête. Je lui expliquai que je devais être solidaire de la décision du Sanhédrin, et que je n’étais pas totalement libre de mes mouvements. Et à ce moment-là, elle m’a parlé de liberté, de courage, de poser des actes de vie, de désobéir s’il le fallait.

Léa se tenait appuyée sur le montant de la porte et me regardait avec cette intensité que je lui savais rare. Elle refusa plusieurs fois de venir au secours d’Esther qui l’implorait. C’était moi qu’elle regardait. 

N’étais-je pas suffisamment responsable, reconnu, respecté, sans qu’on vienne me dire ce que j’ai à faire ?

J’allais dire tout cela à Léa, lorsque ses yeux se  plissèrent légèrement et firent tout à la fois tendres et provocants. J’ai entendu clairement dans mon esprit sans qu’aucune parole n’ait été prononcée : «Alors, Joseph, que vas-tu faire maintenant ? »

Mes yeux passèrent plusieurs fois de ceux de Léa à ceux d’Esther. J’avais besoin de calme, et je suis sorti dans le jardin.

Le repas était prêt, je profitai que la maisonnée allait passer à table pour m’éclipser. Je marchais d’un bon pas pour que ceux que j’allais croiser aient l’impression que j’étais très occupé, et je suis monté directement à la forteresse Antonia. Pilate se couchait tard, et je fus rapidement conduit jusqu’à lui. Il était calme, et ne montrait aucune inquiétude. La situation s’était apaisée, selon lui, et il pourra enfin se rendre à Rome auprès de Tibère pour recevoir son titre de gouverneur. Je n’ai pas mis longtemps à le convaincre de me laisser m’occuper du cadavre de Jésus.

En ressortant de la forteresse, j’ai eu un petit vertige. Je ne savais pas pour quelle raison je faisais tout cela, mais j’étais poussé par une force et une conviction que je ne connaissais pas, comme si ma vie était portée par une énergie nouvelle.

La suite se passa sans incident. J’ai apporté un peu de vin au soldat qui gardait les crucifiés, et il m’a aidé à descendre Jésus. Je l’ai transporté   avec Nahoum mon fidèle serviteur dans ce tombeau au creux de la falaise que j’avais acheté récemment et dans lequel prendront place les membres de ma famille.

Je suis rentré discrètement à la maison. Esther m’a surpris et m’a embrassé comme lorsqu’elle était petite. Apaisée, heureuse, elle n’a pas dit un mot.

Je suis allé me coucher et j’avais devant moi le visage de Jésus. Il était lavé de son sang et portait un léger sourire, ou est-ce la douleur qui s’était estompée, ou qui aurait disparu ?

J’ai appris le lendemain qu’Esther m’avait suivi la veille et qu’elle avait tout vu. Elle se tenait avec Marie de Magdala qui avait fait grand bruit il y a peu et une autre femme dont j’ai oublié le nom.

Les jours qui suivirent étaient bizarres. Juste après les réjouissances de la Pâque, il y avait comme un brouillard qui enveloppait la colline. Les gens ne criaient plus, ils marchaient moins vite, même les ânes étaient plus calmes.

Depuis ce temps-là je n’arrête plus de penser à ces événements.

Et si nous nous étions tous trompés, Nathan ?

Sommes-nous capables d’entendre cette question ? Nous attendons tous impatiemment la venue du Royaume de Dieu.

Et nous savons, n’est-ce pas ?, que les prophètes ont toujours été incompris, contestés, repoussés.

On passe notre temps à organiser notre vie et notre âme. 

Organiser notre âme: tu te rends compte ?

C’est de cela que les hommes et les femmes ont besoin ? D’organiser leur âme, de leur offrir des réponses à leurs angoisses, de proposer du sens à leurs questions ?

Vois-tu, plus je fréquente Dieu, et plus je découvre ma vie.

La vie, la seule et l’unique que le Créateur m’a confiée,

et plus je fréquente mes profondeurs, et plus j’entre dans les noirceurs et les violences de mon âme.

J’ai cru, et peut-être que je continue à croire, qu’avec quelques efforts on peut s’en tirer, avoir cette dignité suffisante. 

Mais tu le sais, lorsque nous ne trichons plus, lorsque nous nous regardons, nous sommes confrontés à tout ce qui nous encombre, tout ce qui fait de nous des êtres capables de mieux.

Ce Jésus qui vient parfois avec son visage si paisible hanter mes nuits m’a donné l’occasion de faire quelque chose pour lui, et pourquoi pas?,  pour Dieu. 

Nous n’y arriverons pas seuls à cette communion avec le Très-haut, béni soit son nom !

Même dans ma prière silencieuse, je m’entends murmurer: Seigneur, prends pitié ! 

Mon cher Nathan, je n’en peux plus de vouloir formater l’âme de mes frères. Dieu est plus grand que ce que nous en disons, plus grand que nos 613 commandements, plus grand que nos prières, plus grand que tous les sacrifices que nous faisons en son nom. Dieu est bien plus grand que que ce que nous proclamons. Dieu serait-il tellement grand au point de s’abaisser ?

Au point de mourir pour nous ?

Nathan, as-tu pensé que Dieu pouvait nous ressembler au point de donner sa propre vie à Dieu ?

Sa vie: pas pour lui, pas pour Dieu, mais pour nous. Et si Dieu était présent dans ce Jésus ?

Me ferais-tu crucifier pour t’avoir dit cela ?

Esther a rejoint le groupe d’amis de ce Jésus. Ils se rencontrent, partagent les repas. Elle vient souvent à la maison me parler de sa nouvelle vie et je la sens heureuse. Léa a quelques soucis avec Anna, sa mère, qui ne marche presque plus. Elle doit donc l’aider pour les gestes quotidiens.

Jacob, notre fils, a décidé de s’engager auprès d’un armateur de Joppé. Ce n’est pas tant la mer que le commerce qui le passionne.

Quant à moi, j’ai rejoint les réunions du Sanhédrin. J’y suis le plus souvent silencieux. Ils doivent savoir que je me suis occupé de la dépouille de ce Jésus, mais ils ont la délicatesse de ne rien me demander.

Demain, je recevrai Jacques, le frère de ce Jésus. Je l’ai invité à la maison pour qu’il me parle de lui. Jacques m’a croisé sur l’esplanade du temple et m’a dit ces quelques mots : «Jésus est aussi mort pour toi, pour que tu aies la vie».

Voilà. J’avais besoin de dire tout cela à quelqu’un en qui j’ai confiance.

Sache que tu seras toujours le bienvenu à Jérusalem. Nous aurions tant de joie à te revoir avec Myriam.

Léa vous embrasse tous et espère que vous ne tarderez pas trop.

Je me confie à ta prière, et tu restes pour moi l’ami bienveillant et nécessaire.

Dieu te bénisse et te garde

Joseph, fils d’Alphée

de la ville d’Arimathée

 

Lettre écrite et lue pour le culte de Vendredi-Saint à l'église de Curtilles le 15 avril 2022

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