De grandes foules faisaient route avec Jésus ;
il se retourna et leur dit :
« Si quelqu’un vient à moi
sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie,
il ne peut être mon disciple
Celui qui ne porte pas sa croix et ne marche pas à ma suite
ne peut pas être mon disciple.
En effet, lequel d’entre vous, quand il veut bâtir une tour,
ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense
et juger s’il a de quoi aller jusqu’au bout ?
Autrement, s’il pose les fondations sans pouvoir terminer,
tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui et diront :
“Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n’a pas pu terminer !”
Ou quel roi, quand il part faire la guerre à un autre roi,
ne commence par s’asseoir pour considérer
s’il est capable, avec dix mille hommes,
d’affronter celui qui marche contre lui avec vingt mille ?
Sinon, pendant que l’autre est encore loin,
il envoie une ambassade et demande à faire la paix.
De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient
ne peut être mon disciple."
Évangile selon Luc 14, 25-22
« Il a commencé de bâtir,
et il n’a pu achever ! »
Frères et sœurs,
ce constat est comme constitutif de nos vies.
Quand on est jeune,
on a plein de rêves grandioses.
Mais à mesure que les années passent,
on s’aperçoit que ça ne sera pas aussi facile.
Et l’on revoit ses ambitions à la baisse.
On ne sauvera pas l’humanité.
On ne fera pas disparaître la misère.
On ne deviendra pas un leader écouté.
Le prix Nobel, on a fait une croix dessus.
Avec les années qui s’accumulent,
on ne rêve plus sa vie.
On s’efforce de la vivre du mieux que l’on peut.
En faisant un peu de bien,
et pas trop de mal.
Certains parleront de résignation.
D’autres plus simplement de réalisme.
L’enthousiasme, ça grise.
Mais ça aveugle aussi.
On se croit tellement fort,
tellement rayonnant.
Alors que, souvent, en réalité,
on est juste bruyant.
Mai 68 fut un moment enivrant
pour toute une génération :
un nouveau monde était à portée de main.
Mais qu’en reste-il maintenant,
à part la confirmation du sarcasme de Jouhandeau :
« Vous finirez tous notaires ! » ?
« Il a commencé de bâtir,
et il n’a pu achever ! »
La foi chrétienne est paradoxale.
D’un côté, il y a Jésus.
Son appel à un changement complet
de pensée et de vie.
Son exemple d’une générosité
allant jusqu’au don de soi sur la croix.
La joue gauche que l’on tend
à celui qui nous frappe.
L’amour que l’on nourrit
pour ceux qui nous haïssent et nous persécutent.
Une exigence et une bonté incroyables.
Un chemin radical et inédit.
Seulement à côté de cela,
il y a l’histoire de l’Église :
le christianisme tel qu’il a été vécu
pendant deux mille ans.
Des figures exceptionnelles, bien sûr :
Jean Chrysostome, Grégoire le Grand, François d’Assise,
ou, plus près de nous,
Mère Teresa, Frère Roger.
Seulement à côté,
que de corruption, d’avidité, de haine, de violence !
On brûle les hérétiques.
On impose l’Évangile par l’épée.
On s’acoquine avec les puissants.
On fait de la foi un levier pour dominer sur les autres,
et aussi pour s’assurer une vie dans le luxe et les plaisirs.
Oui, un dévoiement.
Pas juste un échec.
Car il ne s’agit pas d’un « essayé, pas pu ».
Le plus souvent, on n’a pas essayé.
Le Christ sans cesse à la bouche, bien sûr.
Mais l’avait-on seulement écouté ?
L’avait-on seulement pris au sérieux ?
« Il a commencé de bâtir,
et il n’a pu achever ! »
Avec le recul des siècles et des années,
on en vient à se demander,
non seulement s’il est possible
d’aller jusqu’au bout et d’achever
ce que l’on s’est décidé à construire,
mais aussi s’il est seulement réaliste
de penser commencer à bâtir.
Dans son discours de réception
du prix Nobel de littérature, en 1957,
Albert Camus a dit :
« Chaque génération, sans doute,
se croit vouée à refaire le monde.
La mienne sait pourtant
qu'elle ne le refera pas.
Mais sa tâche est peut-être plus grande.
Elle consiste à empêcher
que le monde se défasse. »
Bâtir : quelle grande idée !
Rappelez-vous l’enthousiasme
pour les villes nouvelles
dans les années 60.
Et regardez le résultat :
des tonnes de béton
produisant une vie hors sol,
sans lien avec la nature,
sans liens non plus entre les habitants.
De beaux projets.
Mais dont il aurait peut-être mieux valu
qu’ils ne soient jamais réalisés,
qu’ils ne soient jamais mis en œuvre.
« Il a commencé de bâtir,
et il n’a pu achever ! »
Attention à ne pas se méprendre.
Jésus ne se joint pas
au chœur des sceptiques professionnels
et autres oiseaux de mauvais augure
qui ne cessent de répéter :
« Ça ne va pas marcher ! »,
« Ça ne peut pas marcher ! »,
« On vous l’avait bien dit
que c’était inutile d’essayer ! »
Jésus ne cherche pas à décourager
ceux qui tentent quelque chose.
Il s’efforce juste de donner de la substance,
de la chair,
de la densité
à leur enthousiasme
pour qu’il ait prise sur les choses.
Eh oui, « Que veux-tu vraiment ? »
« Si tu veux que tout le monde
devienne chrétien,
commence par l’être toi-même !
Tu verras :
ce n’est pas aussi facile qu’on le pense. »
S’indigner de ces parents
qui n’envoient pas leurs enfants
au catéchisme,
tout le monde en est capable.
Mais voir la poutre que l’on a soi-même dans l’œil,
c’est une autre histoire !
Quand on est plein d’enthousiasme,
on en est sûr : « Yaka… ! »
Le proverbe le dit bien :
« Il n’y a que le premier pas qui coûte ! »
Sous-entendu :
après, ça va tout seul.
Seulement l’expérience est différente.
Jésus l’a lui-même dit
dans la parabole du fils prodigue :
partir des rêves plein la tête,
c’est facile ;
mais après quelques semaines,
quelques mois,
quand on se retrouve à crever de faim
en gardant les cochons,
ce n’est plus aussi évident.
Alors
est-ce que tu prends la mesure
de ce dans quoi tu veux t’engager ?
Est-ce vraiment cela que tu veux ?
La foi, pour toi,
est-ce le fondement de la vie,
ou bien juste une petite touche de couleur,
un supplément d’âme ?
Veux-tu juste avoir quelque chose en plus,
que les autres n’ont pas ?
Ou es-tu prêt à lâcher ton confort et tes sécurités
pour te mettre en route ?
Il est si facile de se raconter des histoires.
Se vouloir le nouveau François d’Assise
tout en ayant trois repas et un bain chaud chaque jour.
Alors, es-tu bien sûr ?
Est-ce vraiment cela que tu veux ?
Si c’est le cas, alors vas-y !
Et mets-y toutes tes forces, tout ton cœur.
N’hésite pas !
Et donne-toi les moyens d’aller jusqu’au bout.
C’est cela que Jésus dit dans le passage
que nous avons entendu.
Et ce sont des paroles importantes.
Justement pour nous.
Justement aujourd’hui.
Notre Église,
comme la plupart des Églises historiques en Europe,
est en déclin :
toujours moins d’enfants et de jeunes,
toujours moins de personnes au culte,
toujours moins de ministres.
« Il faut faire quelque chose ! »
C’est ce qui se dit,
ce qui se répète.
Et c’est là qu’il est bon d’entendre la question de Jésus :
« Qu’est-ce que vous voulez vraiment ? »
« Et qu’est-ce que vous êtes prêts à mettre en jeu pour ça ? »
Si c’est juste revenir à la situation des années 80,
avec une institution bien installée
qui tourne en ronronnant
et sans faire de vagues,
ça ne va pas le faire.
Car c’est juste un soupir nostalgique.
Ce n’est pas une soif.
Ce n’est pas une visée, un moteur.
Et à part une ou deux thunes
pas sûr que l’on soit prêt à mettre quelque chose
dans ce projet.
En tout cas rien qui nous coûte.
Par contre, l’Évangile,
celui que l’on trouve dans la Bible,
Jésus,
le Sermon sur la montagne :
« Vous êtes la lumière du monde »,
« Vous êtes le sel de la terre ».
Et aussi cet appel :
« Changez de manière de penser,
changez de vie,
car le Royaume des cieux
s’est fait proche ! »
Ça, c’est autre chose !
Car, ça, ça va loin.
C’est une tout autre couleur.
Une autre intensité.
Une autre vie.
Et l’on est prêt
à mettre beaucoup plus en jeu.
Si ce que l’on propose
aux familles et aux jeunes,
ce sont des moments sympas,
la réponse sera aussi sympa,
dans le meilleur des cas,
mais elle n’ira pas plus loin.
Par contre, si ce qu’on propose,
c’est une vie nouvelle,
alors peut-être ces gens seront-ils prêts
à engager beaucoup plus
- leurs personnes et leurs cœurs-
pour nous rejoindre sur ce chemin
où nous nous efforçons d’avancer.
Dans ce passage,
Jésus ne nous invite pas
à renoncer,
à revoir nos ambitions à la baisse
et à ne surtout pas viser trop haut.
Construire juste un petit réduit,
plutôt qu’une grande tour.
Non, c’est tout le contraire :
dans ce passage,
Jésus nous invite à voir grand,
à viser loin.
Et surtout à nous donner les moyens
d’aller jusqu’au bout de notre effort.
Non pas forcément achever la construction,
car ce n’est peut-être pas entre nos mains.
Mais déjà ne pas renoncer dès la première difficulté.
Et aussi ne pas nous satisfaire trop vite
de ce qui n’est jamais qu’un tout premier pas.
Amen
Pasteur Jean-Nicolas Fell