Jésus se retire dans la région de Tyr et de Sidon.
Et voici qu’une Cananéenne vient de là et elle se met à crier :
« Aie pitié de moi, Seigneur, Fils de David ! Ma fille est cruellement tourmentée par un démon. »
Mais il ne lui répond pas un mot.
Ses disciples, s’approchant, lui font cette demande : « Renvoie-la, car elle nous poursuit de ses cris. »
Jésus répond : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. »
Mais la femme vient se prosterner devant lui : « Seigneur, dit-elle, viens à mon secours ! »
Jésus répond : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens. »
Évangile selon Matthieu, chapitre 15, versets 21 à 26
Jésus prend des vacances.
Il se retire dans le territoire de Tyr et de Sidon, deux villes de l’autre côté du Jourdain, c’est-à-dire chez les non-juifs. Là au moins, on ne le poursuivra pas de questions-pièges. Là au moins, il pourra se reposer. Quoi que…
- Aie pitié de moi ! Seigneur ! Fils de David ! Ma fille est tourmentée, aux portes de la mort ! Aie pitié !
Mais qu’est-ce que c’est que cette folle ?! Une femme ! Une Cananéenne ! Une païenne !
On ne le laissera donc jamais en paix.
Une étrangère qui le dérange, une étrangère qui le connaît, ou le reconnaît, l’appelle « fils de David ». Jésus se tait.
Ce sont ses disciples qui prennent le relais : « Renvoie-la ! Elle nous casse les oreilles. »
Jésus n’a pas répondu à la femme. Parfois, nous pensons que, si nous les taisons, les problèmes vont disparaître d’eux-mêmes… Voilà que cela arrive même à Jésus.
Mais ce sont les disciples qui l’obligent à répondre à cette femme. Ils croient pouvoir l’expédier : en fait, ils la rapprochent de Jésus.
Jésus rétorque alors abruptement : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues du peuple d’Israël ».
C’est aussi la consigne qu’il avait donnée à ses disciples au début du chapitre 10 : « Ne prenez pas le chemin des païens, allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël… »
Jésus est l’envoyé de Dieu. Le Messie. Et comme il l’a appris de ses parents, du rabbin : le Messie vient sauver Israël de la main des oppresseurs.
Cependant, la femme a obtenu une première victoire : il a répondu.
Elle ose alors s’aventurer, insister encore.
Cette femme n’est pas n’importe qui, pour savoir qui est Jésus, qui il est par rapport à l’attente du peuple juif. Pour lui donner le titre messianique de « fils de David ». Pour reconnaître que cet homme est de Dieu. Pour l’interpeller comme Seigneur. Pour croire qu’il peut venir en aide à son enfant malade. Peut-être lui en coûte-t-il d’autant plus de s’abaisser ainsi à supplier. Mais il en va de la vie de sa fille.
Et il en va de cet homme aussi. Derrière sa rudesse, elle sent – elle sait – qu’il est extraordinaire, porteur de force, de vie et d’amour : « Seigneur, aide-moi ! »
Jésus est-il touché par cette femme qui ne le lâche pas ? Une païenne qui s’adresse à lui ainsi, c’est troublant. Mais sa mission le porte vers ceux d’Israël seulement… C’est ce qu’il lui redit fortement, en affirmant qu’il ne faut pas jeter aux chiens le pain des enfants.
Se faire traiter de chienne ! Quelle insulte ! À la place de la femme, je ne sais pas si j’aurais tenu bon… Ou si je n’aurais pas envoyé qch comme : « Rentre chez toi, chien de juif ! C’est toi l’étranger, ici. ! »
En même temps, la réponse de Jésus correspond à l’attitude de la femme : quand la traduction nous dit que la femme « crie », le grec nous dit qu’elle « aboie » - c’est le mot habituellement utilisé pour les chiens, effectivement… Elle gueule !
Toujours est-il que la réponse de Jésus, en deux temps, est claire et nette.
Je n’ai pas été envoyé pour toi ni pour les tiens. Mais seulement pour ceux du peuple d’Israël.
Je ne donne pas le pain des enfants aux chiens.
Le Messie. Le Messie est le sauveur attendu des enfants d’Israël. Le Messie, c’est celui qui s’appuie sur les figures majeures de Moïse, d’Aaron, de Josué, de David.
Le Messie, l’envoyé, l’élu, l’oint de Dieu, il est là pour le peuple de Dieu. Le peuple élu de Dieu. Pour Israël. C’est ce que Jésus affirme clairement. C’est ce que disent les textes.
Comme le Psaume 2 : Demande-moi et je te donne les nations comme patrimoine, tu les écraseras avec un sceptre de fer, et comme un vase de potier tu les mettras en pièces.
Ou le Psaume 100 que nous avons entendu tout à l’heure : Le Seigneur est Dieu, nous sommes son peuple et le troupeau de son pâturage.
Voilà pourquoi Jésus renvoie cette femme. Elle n’est pas de son troupeau, pas de son pâturage. Elle n’est qu’une chienne d’étrangère, une chienne de païenne. Qu’elle reste à sa place. Qu’elle le laisse en repos. Fin de l’histoire.
Ah non !
L’histoire ne peut pas s’arrêter là !
Le Psaume 100 dit autre chose aussi !
Il commence par : Acclamez le Seigneur, TERRE ENTIÈRE !
Pas seulement le petit troupeau d’Israël. Mais la terre entière !
Oui, bon. C’est vrai qu’il y a des passages où on a l’impression qu’Israël doit être admiré de partout pour son Dieu si extraordinaire.
Alors, c’est normal que cette femme, cette Cananéenne admire Jésus. Et même qu’elle le reconnaisse comme le Messie pour Israël. Qu’elle l’appelle « fils de David ». Mais bon, voilà, ça s’arrête là.
Si j’admire le roi d’Angleterre, je ne vais pas attendre qu’il s’occupe de moi !
Non, non. Ça n’a rien à voir.
Bien sûr, il y a beaucoup de passages de l’Ancien Testament qui disent :
« Y’en a point comme nous ! »
Mais d’autres où ce n’est pas comme ça, où c’est même le contraire.
Le prophète Esaïe parle du Serviteur de Dieu, du Messie.
Au chapitre 42, il dit : Mon Serviteur rendra justices aux nations… il va offrir ma justice à tous, même les îles lointaines l’attendent.
C’est vrai que ce choix de Dieu pour Israël, cette élection, on l’entend souvent comme une gloire, un honneur pour le peuple élu.
Mais bien des textes disent que c’est aussi une tâche et un devoir : si Israël est choisi par Dieu, c’est pour devenir son porte-parole devant les peuples.
C’est une ouverture à considérer…
Et plus encore !
Dans Esaïe toujours, au chapitre 56, il est écrit :
Quant aux étrangers qui se sont attachés au Seigneur
pour l’honorer et pour l’aimer, pour être ses serviteurs,
le Seigneur déclare
« Je les ferai venir, je les remplirai de joie
– on appellera ma maison ‘Maison de prière pour tous les peuples’ » !
En effet, tu as raison.
Au cœur de l’Ancien Testament, il y a ouverture.
Ouverture vers les autres peuples, les autres croyants.
Ouverture lumineuse qui permet à tous de reconnaître Dieu, et son Messie.
Alors, il faut lire encore l’histoire de cette femme qui interpelle Jésus.
On ne peut pas laisser cette histoire en plan ainsi. Ni laisser Jésus chasser cette femme d’un revers de main, d’une pirouette oratoire.
Alors, écoutons la fin de ce récit dans l’évangile selon Matthieu.
Jésus répond : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. »
Mais la femme vient se prosterner devant lui : « Seigneur, dit-elle, viens à mon secours ! »
Jésus répond : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens. »
– « C’est vrai, Seigneur ! reprend-elle ;
et justement les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. »
Alors Jésus lui répond : « Femme, ta foi est grande ! Qu’il t’arrive comme tu le veux ! »
Et sa fille fut guérie dès cette heure-là.
Traitée de chienne, la femme ne part pas. Ne s’offusque ni ne s’attriste. Ce Messie est bien promis à Israël, à ce peuple-là avant tout. Cela elle l’admet.
Ce qu’elle n’admet pas, c’est qu’on en reste là. Que tout s’arrête à Israël. Le dessein de Dieu doit être plus grand.
Cet homme, là devant elle, ne peut pas être limité par les considérations de son éducation, sociale et religieuse. Si Dieu est Dieu, si cet homme est son envoyé, il va comprendre qu’il ne peut pas ainsi enfermer les gens dans des catégories…
Le moyen de casser le carcan, c’est d’ironiser, ou tout au moins d’entrer dans le jeu pour en montrer l’absurdité !
- Oui, je suis chienne ! Oui, je suis une chienne de païenne ! Mais les chiens ne sont-ils pas amis des enfants ? Ne se nourrissent-ils pas des reliefs de la table de leurs maîtres ?
L’Écriture appartient aux juifs, c’est entendu. Mais ceux qui la connaissent, qui l’écoutent et apprennent à aimer Dieu, à attendre son Messie, s’en nourrissent aussi. « Seigneur, accorde-moi les miettes de ta table, les miettes de ta bénédiction, les miettes de ton amour ».
C’est peut-être à ce moment-là, grâce à cette femme persévérante, que Jésus réalise que sont en train de s’accomplir les paroles des Psaumes : « Acclamez le Seigneur terre entière ! Que les peuples te louent, Dieu ! Que tous les peuples te louent ! Que les nations soient en joie ! Qu’elles t’acclament ! »
En fait, cette femme révèle à Jésus la portée de sa mission !
Cette mission, comme le promet Esaïe, est partie d’Israël pour dépasser les frontières et s’étendre aux nations. Et donc à nous, nous qui ne sommes pour la plupart pas issus du peuple d’Israël. Cette femme est notre porte-parole. N’est-elle pas aussi le porte-parole de Dieu ?
Dieu se sert d’une femme, d’une païenne, pour révéler Jésus à lui-même. Pour le faire sortir d’une conception trop étroite de sa mission. Pour le faire réaliser que sa parole et la mémoire de ses actes iront bien au-delà du peuple d’Israël !
À une époque où une femme compte pour peu, où un païen est méprisé, Dieu confronte son Fils à l’exigence et à l’intelligence de cette Cananéenne. « Seigneur, aide-moi ! »
Peut-être Jésus se souviendra-t-il de cette femme lorsque, ressuscité, tout à la fin de cet évangile selon Matthieu, il enverra ses disciples : « De toutes les nations, faites mes disciples ! »
En tout cas, dans ce récit de rencontre, Jésus nous étonne : ce n’est pas le Jésus de l’imagerie, toujours patient et compréhensif. Il classe celle qui l’interpelle : femme, païenne, étrangère, chienne ! Mais lorsque la femme accepte d’entrer dans l’image dure qu’il lui a renvoyée, alors les étiquettes sautent et peut commencer le vrai face-à-face.
Jésus met de côté les préjugés de son peuple, de son éducation religieuse, pour se retrouver directement face à une personne, et lui-même plein d’admiration : « Femme, ta foi est grande ! » Et c’est à ce moment-là que la femme est exaucée : sa fille est guérie.
Nous aussi, nous « étiquetons » souvent.
Nous étiquetons Dieu, en faisant de Jésus un personnage éthéré, pétri d’amour mièvre jusqu’à la fadeur. En oubliant qu’il peut se tromper, qu’il peut se mettre en colère, douter, pleurer, se révolter.
Nous étiquetons les autres, en les classant d’un coup d’œil d’après leur métier, leurs vêtements, leur salaire, leur couleur de peau, leur habileté à parler…
Nous nous étiquetons aussi nous-mêmes face aux autres, et tentons de paraître tels qu’ils nous accepteront, tels qu’ils nous voudraient…
En Jésus, Dieu s’est fait homme. Pleinement. Capable d’amour, de tendresse, de force et de joie. Capable de colère, de fatigue, de révolte. Et de préjugés. Capable de changer d’avis et de casser les préjugés. Capable de faire de toutes les nations ses disciples – et nous avec !
Comme la Cananéenne, nous pouvons être nous-mêmes face aux autres, nous-même face à Jésus, nous-même sous le regard de Dieu, nous pouvons crier à Dieu.
Et à notre tour, nous pouvons regarder les autres, ces autres qui nous semblent différents, différents dans leur foi, différents dans leur être, différents de toutes les manières possibles, et même ceux qui nous fatiguent et que nous avons envie de chasser d’un revers de main. Nous pouvons les regarder comme des enfants de Dieu, ceux que Dieu rassemble dans sa maison, « Maison de prière pour tous les peuples ».
Osons faire sauter les étiquettes qui figent Dieu, l’autre, et nous-mêmes dans ce que nous ne sommes pas vraiment, ou pas seulement.
Alors commence le vrai face-à-face, avec nous-mêmes, avec l’autre, avec Dieu.
« Fils de David, aie pitié de moi ! » « Femme, ta foi est grande ! »
Amen