David et Abischaï allèrent de nuit vers le peuple.
Et voici, Saül était couché et dormait au milieu du camp,
et sa lance était fixée en terre à son chevet.
Abner et le peuple étaient couchés autour de lui.
Abischaï dit à David: Dieu livre aujourd’hui ton ennemi entre tes mains;
laisse-moi, je te prie, le frapper de ma lance
et le clouer en terre d’un seul coup, pour que je n’aie pas à y revenir.
Mais David dit à Abischaï: Ne le détruis pas!
Car qui pourrait impunément porter la main sur l’oint de l’Éternel?
Et David dit: L’Éternel est vivant! C’est à l’Éternel seul à le frapper,
soit que son jour vienne et qu’il meure,
soit qu’il descende sur un champ de bataille et qu’il y périsse.
Loin de moi, par l’Éternel! De porter la main sur l’oint de l’Éternel!
Prends seulement la lance qui est à son chevet, avec la cruche d’eau, et allons-nous-en.
David prit donc la lance et la cruche d’eau qui étaient au chevet de Saül; et ils s’en allèrent.
Personne ne les vit ni ne s’aperçut de rien, et personne ne se réveilla,
car ils dormaient tous d’un profond sommeil dans lequel l’Éternel les avait plongés.
1 Samuel 26, 7-12
« Que l’Éternel me garde
de porter la main sur l’oint de l’Éternel ! »
Frères et sœurs,
les scrupules de David peuvent sembler exagérés.
Saül est le roi, bien sûr.
Mais quel roi ?
David était bien placé pour savoir
qu’un esprit mauvais s’emparait souvent de lui.
C’est pour cela qu’il avait été appelé
pour l’apaiser en jouant de la harpe.
Mais la noirceur de Saül n’en restait pas moins grande.
Avec des crises de violence.
Plusieurs fois, le roi s’en était pris à David.
Et maintenant, il le poursuivait avec une armée
pour le tuer.
Il avait même fait massacrer tout un village,
juste parce qu’ils l’avaient accueilli.
L’oint de l’Éternel, Saül ?
Bien sûr !
Mais, en même temps, il n’y a pas de doute :
c’est un fou, un assassin.
Alors, pourquoi l’épargner,
quand sa mort mettrait fin à cette furie meurtrière
dans laquelle il entraîne non seulement ses proches,
mais aussi son peuple ?
« Que l’Éternel me garde
de porter la main sur l’oint de l’Éternel ! »
David serait-il trop noble, trop généreux :
aveuglé par son bon cœur ?
Un naïf ?
Un candide ?
La Bible nous invite à voir les choses bien différemment.
Juste après que Samuel l’a oint,
il est dit qu’« à partir de ce moment-là et dans la suite,
l’Esprit de l’Éternel ne cessa d’animer David ».
« Que l’Éternel me garde
de porter la main sur l’oint de l’Éternel ! »
C’est une parole inspirée que David prononce là.
Un élan qui vient de Dieu,
même s’il semble fou.
Peut-être d’ailleurs est-ce pour cela qu’il semble fou :
parce qu’il relève d’une autre logique, d’un autre ordre.
Lorsque le Christ dit :
« Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent »,
nous y voyons facilement une attitude de supériorité morale.
La violence, la vengeance, la haine, c’est bas.
C’est bon pour la populace
enivrée d’alcool et de discours simplistes.
Nous, nous valons mieux !
Cette attitude est d’autant plus facile et gratifiante
qu’elle ne nous coûte quasiment rien.
Nous sommes du bon côté.
Nous faisons partie des cadres de la nation.
À l’abri.
Bien protégés.
Et nos ennemis, quand nous en avons,
ne peuvent pas grand-chose contre nous.
Tout au plus proférer quelques paroles désagréables.
Aimer ses ennemis,
ce n’est pas difficile quand on est hors d’atteinte.
Quand on a vu tous ses proches massacrés,
c’est autre chose.
Et il n’y a pas besoin d’aller aussi loin.
Une invective
ou une bousculade accompagnée d’une parole un peu vive,
et nous nous sentons à ce point niés dans notre personne
que la légitime défense nous autorise
à répliquer sur le même ton.
Aimer ses ennemis ? Les bénir ?
D’accord !
Mais une fois que justice sera faite.
Une fois que ces ennemis auront été remis à leur place.
Une fois que notre place en haut aura été rétablie et confirmée.
« Que l’Éternel me garde
de porter la main sur l’oint de l’Éternel ! »
La réaction de David semble liée
à une situation exceptionnelle.
Saül n’est pas n’importe qui.
C’est le roi.
Un roi choisi par Dieu, et oint par son prophète Samuel.
Rien à voir avec ces personnes autour de nous
qui nous font parfois sentir leur hostilité.
Rien à voir, vraiment ?
Lors de notre baptême,
nous avons tous revêtu le Christ,
celui qui a été oint par Dieu prêtre, roi et prophète.
Être chrétien,
c’est, par cet intermédiaire, avoir reçu cette même onction.
Être d’une certaine façon l’égal d’Aaron, de Samuel, de David.
En allant très loin, on peut même dire
que tout homme, toute femme, a part à cette onction du Christ.
Puisque c’est avec tout homme, avec toute femme
que le Christ a uni sa vie et qu’il s’est identifié,
quand il s’est donné pour tous.
« Que l’Éternel me garde
de porter la main sur l’oint de l’Éternel ! »
Je l’ai dit :
on perçoit facilement l’amour pour les ennemis
comme l’expression d’une noblesse personnelle.
Une générosité tellement plus belle que la bassesse
de ceux qui se vengent et qui font usage de la violence.
La motivation de David est différente.
Il ne regarde pas à lui-même,
mais à son ennemi.
À Saül.
Il ne se soucie pas d’avoir, lui, les mains propres.
L’important pour lui,
c’est d’avoir pour celui que Dieu a choisi et mis à part
les égards qui lui reviennent.
L’amour des ennemis,
non pas comme une autodiscipline,
une maîtrise de soi.
L’amour des ennemis comme une attention à l’autre.
La prise en compte de ce regard de Dieu posé sur lui,
de cette main qui le met à part :
« Celui-ci est mon élu et mon serviteur. »
L’amour des ennemis,
non pas juste comme une retenue,
mais comme une retenue devant quelqu’un
sur qui je n’ai pas le dernier mot.
Puisque ce dernier mot revient à Dieu.
L’apôtre Paul le dit bien dans la lettre aux Romains :
« Qui es-tu, toi qui juges le serviteur d’autrui ?
Qu’il demeure ferme ou qu’il tombe, cela regarde son maître. »
(Romains 14, 4)
David connaissait les très graves chutes de Saül.
Et il n’était pas juste spectateur.
Sa vie en était menacée.
Et pourtant ce n’est pas à cela qu’il regardait.
La personne de Saül lui importait au plus haut point.
La société actuelle, avec entre autres les réseaux sociaux,
nous invite sans cesse à nous comparer,
et à porter des jugements.
Pour nous distinguer.
Pour nous mettre en avant.
On nous demande aussi très souvent d’évaluer les services reçus,
et donc de mettre une note aux personnes
qui nous les ont fournis.
Une autre approche est toutefois, non seulement possible,
mais aussi souhaitable, et même nécessaire.
Dire comme David : « Que l’Éternel me garde
de porter la main sur l’oint de l’Éternel ! »
Cela vaut dans ma relation aux autres,
ses autres qu’il est si facile de traiter comme des objets.
Mais cela vaut aussi pour ma relation à moi-même.
Car, moi aussi, je ne me réduis pas à une étiquette,
à un diagnostic, à un curriculum vitae.
Moi aussi, je suis l’oint de l’Éternel : celui qu’Il a choisi.
Et il ne faut en aucun cas prendre à la légère
ce geste de Dieu par lequel il nous met chacune et chacun à part.
Par lequel il fait de nous ses élus, ses enfants.
Alors, en toute circonstance,
quand la colère ou le mépris s’empare de nos cœurs,
quand nous maudissons les autres,
et aussi quand nous nous maudissons nous-mêmes,
rappelons-nous cette prière de David et faisons-la nôtre.
Oui, « Que l’Éternel me garde
de porter la main sur l’oint de l’Éternel ! »
Amen