En ces jours-là, Marie se mit en route et se rendit avec empressement
vers la région montagneuse, dans une ville de Judée.
Elle entra dans la maison de Zacharie et salua Élisabeth.
Or, quand Élisabeth entendit la salutation de Marie,
l’enfant tressaillit en elle.
Alors, Élisabeth fut remplie d’Esprit Saint, et s’écria d’une voix forte :
« Tu es bénie entre toutes les femmes, et le fruit de tes entrailles est béni.
D’où m’est-il donné que la mère de mon Seigneur vienne jusqu’à moi ?
Car, lorsque tes paroles de salutation sont parvenues à mes oreilles,
l’enfant a tressailli d’allégresse en moi.
Heureuse celle qui a cru à l’accomplissement des paroles
qui lui furent dites de la part du Seigneur. »
Evangile selon Luc 1, 39-45
« Tu es bénie entre toutes les femmes,
et le fruit de tes entrailles est béni. »
Frères et sœurs,
ces paroles d’Élisabeth sont devenues le cœur
de la prière que l’on appelle l’Ave Maria,
ou le « Je vous salue, Marie. »
Des mots qui ont été répétés par des générations de croyants
sur les cinq continents.
Une marque essentielle de la foi catholique-romaine.
Avec aussi, au cours des siècles, des dérives.
Des excès.
Marie comme un être surnaturel.
Une quasi-déesse.
Un vrai repoussoir pour les protestants
si prompts à répéter que la gloire ne revient qu’à Dieu seul.
L’Évangile replace les mots de cette prière
dans le contexte où ils ont été prononcés pour la première fois.
Élisabeth ne s’adresse pas à une figure mythologique,
mais à sa cousine Marie qui vient la visiter.
Une jeune femme de Nazareth
que rien ne distingue des autres jeunes femmes de Galilée.
Rien de spécial qui s’imposerait de lui-même.
Rien qui sauterait aux yeux.
Et pourtant :
« Tu es bénie entre toutes les femmes. »
Marie est à part.
Non pas pour des qualités extraordinaires qu’elle possèderait.
Mais parce qu’elle a accepté d’être le lieu où se joue
une bénédiction extraordinaire
non seulement pour elle, mais pour toute l’humanité.
L’étonnant dans la rencontre entre Marie et Élisabeth,
c’est que cette bénédiction reste cachée.
Marie est aux premières semaines,
peut-être même aux premiers jours, de sa grossesse.
On ne voit pas encore qu’elle attend un enfant.
Il est possible
qu’elle ne soit elle-même pas consciente de son état.
Elle vient de faire un trajet non négligeable depuis Nazareth
pour se rendre dans les montagnes de Judée où vit sa cousine.
Peut-être aurait-elle hésité avant d’entreprendre ce déplacement
si elle avait compris que les promesses de l’ange
avaient déjà commencé à se réaliser.
Oui, rien ne transparaît de cette grossesse qui commence.
L’embryon est minuscule.
Personne ne perçoit sa présence, pas même Marie.
C’est l’enfant d’Élisabeth qui perçoit ce qui est là en germe.
Il est un prophète.
Son père Zacharie le dira à sa naissance :
« Et toi, petit enfant,
tu seras appelé le prophète du Très-Haut,
car tu marcheras devant la face du Seigneur
pour préparer ses voies,
pour donner à son peuple la connaissance du salut
par la rémission de ses péchés. »
On appelle parfois Jean-Baptiste « le Précurseur »,
celui qui court devant pour annoncer la venue de celui qui arrive.
Et dès le ventre de sa mère, il joue ce rôle.
Il annonce la venue de Jésus.
Il y a alors comme un effet domino.
En entendant la salutation de Marie,
Jean-Baptiste tressaille d’allégresse,
car le Sauveur est là en gestation qui vient à lui.
Et à ce mouvement du bébé,
Élisabeth comprend ce qui se passe avec sa cousine,
cette bénédiction dont elle est porteuse,
non pas juste pour elle, mais pour le monde entier :
« Tu es bénie entre toutes les femmes,
et le fruit de tes entrailles est béni. »
Et à cette exclamation d’Élisabeth,
Marie comprend que les paroles de l’ange sont devenues réalité.
Et dans son émerveillement, sa voix s’élève.
C’est le Magnificat :
« Mon âme magnifie le Seigneur,
et mon esprit se réjouit en Dieu qui est mon Sauveur. »
Ce qui me touche spécialement dans ce moment,
c’est que la source de cette grande allégresse
est à cet instant parfaitement invisible aux yeux de la chair,
et même imperceptible aux sens humains.
Pas de mouvement, pas de bruit.
Rien qui ne trahisse cette présence.
Et pourtant elle est là qui change tout.
Et une grande joie transporte deux femmes
et un enfant même pas encore né.
Saint-Exupéry l’a bien dit dans le Petit Prince :
« L’essentiel est invisible pour les yeux. »
« On ne voit bien qu’avec le cœur. »
Notre société aime ce qui est manifeste,
et même plus, ce qui est spectaculaire.
Les vidéos qui s’accumulent sur Internet
montrent souvent juste quelques secondes fracassantes
- un effondrement, une collision, une chute.
Et sur les réseaux sociaux,
on se met en scène en surjouant
l’enthousiasme, la surprise, le dégoût.
Une théâtralisation de la vie
réduite à une suite de grimaces,
ou à un feu d’artifices aussi inconsistant que bruyant.
On ne sait plus intégrer ce qui est en gestation,
ce qui mûrit à l’abri des regards dans la terre, dans les cœurs.
On se contente de la surface, des remous superficiels,
et l’on oublie qu’il s’en passe des choses
dans les profondeurs inaccessibles à nos investigations.
Les apparences sont pourtant souvent trompeuses.
On croit voir une stagnation sans intérêt
là où en réalité un renouveau est en train de se préparer
dans l’obscurité.
Ou alors on croit voir un effondrement, une catastrophe,
là où le cocon est détruit pour permettre au papillon d’en sortir.
Une image qui rythme les liturgies traditionnelles
du temps de l’Avent,
c’est la rosée :
« Cieux, répandez la rosée d’en haut ! » (Ésaïe 45, 8)
Nous connaissons tous la rosée,
mais nous n’en mesurons que rarement l’importance
pour l’irrigation de la terre.
Bien des choses échappent à notre attention,
et aussi à celle qui nous semble si inquisitrice et si pénétrante
des médias et d’Internet.
Beaucoup de croyants imaginent ainsi la venue du Christ
ou son retour
comme un grand coup de théâtre :
l’irruption dans ce monde
de quelque chose qui lui est complètement étranger.
Une sorte d’extraterrestre
qui débarque avec une armée de soucoupes volantes
dans le ronron de notre quotidien.
La rencontre de Marie et Élisabeth
nous signale que le Sauveur peut être déjà là
sans que sa présence soit marquée
par des jeux de lumière et de gros roulements de tambour.
Il y a là une invitation à ouvrir nos cœurs
plutôt que simplement nos yeux.
Il y a là surtout une invitation à la confiance, à la foi :
ce n’est pas parce que je ne vois rien
que rien ne se passe.
Le salut de Dieu est infiniment plus proche et agissant
que je l’imagine.
Le temps de l’Avent est justement là
pour que nous prenions la mesure
de cette venue de Dieu sur cette terre, dans notre vie,
et que nous ne la réduisions pas
à l’ajout de la figurine de Jésus
dans la crèche de nos salons.
Même à Bethléem, devant la mangeoire,
c’est le cœur qui doit s’ouvrir
et non pas juste les yeux
qui sont souvent bien plus aveugles
que nous le pensons.
« Tu es bénie entre toutes les femmes,
et le fruit de tes entrailles est béni. »
Qui aurait dit de cette jeune femme ordinaire
qu’elle portait en elle l’amour de Dieu
qui se faisait chair ?
Il est bon de répéter les mots d’Élisabeth
pour comprendre que l’œuvre de Dieu
passe par de tout autres chemins
que nous l’imaginons.
Savoir fermer les yeux et éteindre nos cerveaux si géniaux,
pour laisser nos cœurs vibrer
de ce Dieu tellement plus proche que nous le pensons.
Amen